L’ascèse authentiquement chrétienne ne cherchera pas à mater le corps pour libérer l’esprit mais à retrouver la profonde unité de la personne humaine.
Le mot « ascèse » n’est pas dans la Bible. On trouve une seule fois le verbe qui s’y rapporte lorsque saint Paul présente sa défense au gouverneur Félix : « C’est pourquoi, moi aussi, je m’efforce [askô] de garder une conscience irréprochable en toute chose devant Dieu et devant les hommes. » (Ac 24, 16) Plus connus sont les versets olympiques du même saint Paul qui ne mentionnent pas l’ascèse mais l’idée semblable d’un entraînement, d’un exercice : « Vous savez bien que, dans le stade, tous les coureurs participent à la course, mais un seul reçoit le prix. Alors, vous, courez de manière à l’emporter. Tous les athlètes à l’entraînement s’imposent une discipline sévère ; ils le font pour recevoir une couronne de laurier qui va se faner, et nous, pour une couronne qui ne se fane pas. » (1Co 9, 24-25) Dans les deux cas, le contexte nous aide à comprendre ces exercices.
Comment et pourquoi saint Paul s’efforce-t-il de garder une conscience irréprochable ? Il s’agit pour lui de se présenter avec confiance à son juge, d’être droit dans ses intentions, de ne pas créer de tumulte, de suivre « le Chemin du Seigneur », de croire, de porter des aumônes, présenter des offrandes rituelles … tout ceci parce qu’il met son espérance en Dieu et dans l’assurance de la résurrection des morts (Ac 24, 10-21). Que signifie concrètement s’entraîner, s’exercer pour les lauriers immortels ? Il s’agit d’annoncer l’Évangile sans rechercher d’avantages matériels, d’être libre, tout à tous et cohérent avec la Bonne Nouvelle annoncée. Si Paul confesse traiter durement son corps, c’est pour avoir part, lui aussi, à l’Évangile, pour ne pas être disqualifié après l’avoir proclamé à d’autres (1Co 16-27).
La question de fond est celle d’une cohérence générale, d’une unité profonde. L’ascèse authentiquement chrétienne ne cherchera pas à mater le corps pour libérer l’esprit mais à retrouver la profonde unité de la personne humaine, un de corps et d’âme. La rupture de cette unité du corporel et du spirituel est restaurée par le Christ qui nous réconcilie avec Dieu par « le ministère de la réconciliation », par sa résurrection qui nous empêche de regarder quiconque « d’une manière simplement humaine » et qui fait de nous « une créature nouvelle » (2Co 5, 16-18). La confession, l’aumône et la liturgie de Pâques nous font vivre cela.
L’ascèse chrétienne repose donc sur la foi au Christ ressuscité qui donne à la vie une base nouvelle, une liberté nouvelle par rapport aux biens matériels. C’est cette foi qui anime les martyrs et fonde les grands renoncements (Encyclique Spe Salvi, 8). C’est au cœur, dans ce « fond de l’être où la personne se décide ou non pour Dieu » que tout se joue. C’est là que le combat est sans doute le plus terrible puisqu’il est le plus simple. Voilà pourquoi la tradition spirituelle insiste sur la « garde du cœur ».
Le combattant du désert qu’était saint Benoît ne s’y est pas trompé. Commentant l’observance du Carême, il précise que « chacun offrira de sa propre volonté à Dieu, dans la joie du Saint-Esprit » quelque chose en plus et, ajoute-t-il « il attendra la sainte Pâque avec la joie du désir spirituel » (Règle, 49). Si ces indications pour le temps du Carême n’étaient pas assez claires, saint Benoît renchérit à la fin de sa Règle et oriente tout vers le Christ et la vie éternelle. C’est pour ce but – et ce but seul – que les moines doivent s’exercer à pratiquer un bon zèle, « celui qui sépare les vices, et conduit à Dieu et à la vie éternelle ». Le seul exercice de toute la Règle est celui-ci qu’il faut vivre avec « un très fervent amour » : s’honorer les uns les autres, se supporter avec patience, s’obéir mutuellement, chercher le bien d’autrui et lui être charitable, craindre Dieu avec amour. Il conclue sobrement : « Ils ne préféreront absolument rien au Christ ! »
Nous pourrions donc nous contenter d’une seule prière pour accompagner et simplifier nos ascèses de Carême : « Unifie mon cœur. » (Ps 85, 11)